I.
Sur le champ de Foire. - Le train de rocade. - Mes prisons. - Une soirée aux chandelles.
Ce matin-là, sur le champ de foire du petit patelin vendéen o? étaient installés les bureaux du camp
d'entrainement, les trois on quatre cents pauvres
bougres plus on moins "amochés" qui formaient
l'effectif du bataillon, étaient alignés sac au dos.
Devant les hommes résignés et silencieux, les fourriers et les sergents-majors s'affairaient. On entendait des ordres brefs : "Ceux-la à droite ! Ceux-ci à
gauche ! Ces cinquante-là, vous les réserverez pour
le dépôt spécial".
Comment, et par quelle grâce inespérée me trouvais-je parmi les cinquante hommes mis en réserve?... Le hasard, pendant la guerre, vous servait
quelquefois. Le soir même, casques, bottes, munis
d'un masque contre les gaz, d'un paquet de pansement et de quatre paquets de cartouches, nous
étions conduits a la gare; clairons en tête, et embarqués pour une destination inconnue... Nous appr?mes, en cours de route, que nous étions envoyés
en Champagne...
...Un petit frisson nous courut sur la peau; mais
nous fûmes bientôt rassurés : les cinquante hommes
etaient réclamés par la régulatrice de Troyes - de
Troyes-en-Champagne.
Nous debarquâmes par une nuit noire, sous une
pluie torrentielle, et c'est trempés jusqu'aux os
que nous arrivâmes à notre cantonnement, une usine
desaffectée, o? une centaine de braves poilus dormaient tant bien que mal, sur des litières infectes.
Ce fut d'assez mauvaise grâce qu'ils les partagèrent avec nous.
Le lendernain matin, le capitaine me fit appeler
Qu'est-ce que vous voulez que je fiche de vous,
me dit-il. J'ai demandé des manœuvres pour une
compagnie de travailleurs... Je ne vous vois pas colr
tinant des rails ou charriant du machefer! II me
faut des hommes de peine, et on m'envoie des hommes de lettres!
Le lieutenant s'était approché : "Mais Dieu me
pardonne, s'écria-t-il, je fre me trompe pas ?... Vous
êtes bien... ' Le lieutenant Paul Alphandery, directeur a l'Ecoie des Hautes-Etudes, qui, maintes fois,
m'avait entendu au Procope et aux Noctambules,
venait de reconna?tre le chansonnier du Quartier
Latin, sous l''uniforme du soldat. "Vous seriez, me
dit-il en riant, plus à votre place au Théâtre aux
armées. Comment diable vous etes-vous laisse amener ici ?
Quelques instants après, le commandant me
manda a son tour. "Le colonel, me dit-il, a besoin
d'un garcon sérieux et discret pour remplir, au bureau de l'état-major de la gare régulatrice, les fonctions de téléphoniste. Vous prendrez votre service dans huit jours. D'ici-la, tenez-vous à la disposition
de votre sergent-major.
J'etais, un beau matin, occupé à tirer, sur gélatine, des circulaires et des rapports, dans la baraque
du chef, lorsque celui-ci me confia : "Je suis fort
ennuyé. Ma femme m'écrit qu'elle viendra me voir
demain. Or, je dois tout justement prendre, demain
matin, le train de rocade, pour aller dans un village
voisin du front oil travaille une équipe de notre bataillon, porter aux hommes leur prêt, en même
temps que des chaussettes et du tabac. Si vous pouviez faire le voyage a ma place, vous me rendriez
un sacre service !... Le métier de convoyeur n'est
pas bien difficile, ajouta-t-il; d'ailleurs, je vous adjoindrai un brave type qui a l'habitude de convoyer
et qui charriera les ballots. Vous remplirez les fonctions plus delicates et moins pénibles de trésorier".
Le moyen de refuser un service à un sergent-
major qui aime sa femme et qui tient à le Iui prouver !... Le lendemain, a la première heure, j'étais
installé dans un fourgon du train de rocade, au
milieu de mes sacs de chaussettes et de mes paquets
de tabac.
Nous arrivâmes de nuit, en plein bombardement,
dans un pauvre petit hameau o? les vieilles maisons
basses semblaient faire le gros dos sous leur toit de
chaume et se recoquiller pour échapper aux coups
de l'ennemi.
Une brave dame consentit à me laisser dormir
dans son grenier. Ereinté, je ronflai jusqu'au jour,
insoucieux du danger; mais quand, le lendemain, je
voulus reprendre le train, j'appris que les rails
avaient ete coupés par une bombe a peu de distance
du village. Force me fut'd'attendre que la voie fut
reparée.
Il était tard quand nous arrivâmes, mon copain
et moi, a Arcis-sur-Aube oil, pour comble de malheur, le convoi stoppa... J'avais l'estomac dans les
talons. La boite de sardines et le chocolat etaient
deja loin, et j'allais me decider a attaquer le saucis-
son, lorsque j'apercus, a pen de distance de la gare,
une petite auberge d'aimable apparence, que j'imaginai fleurant bon l'omelette au lard et le jambon
fume. Je n'eus pas de peine a decider mon compa-
gnon a venir festoyer avec moi.
Nous avions, tons deux, fait honneur au plus sa-
voureux des repas, et je venais de commander deux
petits verres de Raspail, honnete liqueur hygienique
et digestive, lorsque deux gendarmes firent irrup-
tion dans l'établissement.
- Que buvez-vous là ? demanda le brigadier.
- De la liqueur hygiénique, messieurs les gendarmes, et si le cœur vous en dit...
Le brigadier avait lissé sa moustache. Je compris qu'il était incorruptible.
- De la liqueur ?... De l'alcool, quoi ? grommela-
t-il. Alors, vous n'avez donc pas lu la nouvelle circulaire ?
- Quelle circulaire ? Je les connais toutes. C'est
moi qui les tire sur gélatine.
- C'est bon! ne faites pas le malin, et donnez-
moi votre livret matricule.
- Sans blague, brigadier, vous voudriez...
- Le lieutenant a re?u des ordres ce matin
même : Tout homme qui sera surpris consommant
de I'alcool, sera sévèrevent puni. Donnez-moi votre
livret, que je vous dis. Vous n'y couperez pas de
huit jours!
Nous rentrâmes à Troyes tout penauds.
Une semaine s'était écoulée et je commen?ais à
croire que le gendarme await simplement voulu. noun
faire peur, lorsque la punition parut au rapport
quinze jours de prison pour avoir contrevenu aux
ordres formels du général commandant le secteur...
ll fallait encaisser. Je ne pris pas la chose au tragique; et ce fut en riant dans ma barbe de la ridicule aventure que je me laissai conduire, entre deux
hommes baionnette au canon, à la caserne de cavalerie o? je devais être écroué.
Qui n'a été emprisonné une fois au moins en sa
vie? - en sa vie militaire! - On connait la disposition des locaux disciplinaires. Je choisis la cellule du fond, la plus confortable avec sa cruche
neuve et son cabinet de toilette fra?chement peint
au coaltar. Trois braves types en étaient, depuis
deux mois déjà, les heureux locataires. A en juger
par leur mine florissante, le régime de la prison ne
les avait pas trop anémiés. D'abord, ils considérèrent avec. méfiance ce nouveau camarade; puis, mis
en conflance par un litre de pinard que j'avais fait
quérir par Ie brigadier, ils voulurent savoir quel
crime de qualité m'avait conduit là. J'ai dit qu'ils
étaient trois : un méridional exubérant et qui,
par hasard, se prénommait Marius; un paysan
ignare et renfrogné qui, j.amais,' ne disait mot et
un o rigolo n qu'on appelait ? le Journaliste ). J'eus
Ia curiosité de savoir d'o? lui venait ce sobriquet,
car j'avais tout de suite deviné que le journaliste
n'etait pas un vrai confrère. "C'est parce que, m'ex-
pliqua-t-il, dans le civil, je vends le Soir et la Presse;
mais y a aussi des moments ousque je vends' des
goualantes, des chansons quoi! Faut savoir faire
tous les boulots, pas?" Maintenant, mon compagnon de chaine etait en veine de confidences
:
- Un jour que j'étais venu ici en perme de détente,. me raconta-t-il, on s'est foutu sur la gueule,
un copain et moi,, rapport a une gonzesse qu'il
m'avait soulevée. J'étais un peu muraille, alors jy
ai caressé la joue avec mes godasses, et je I'ai si
bien sonné qu'il en est pas revenu.
- C'est mal, lui dis-je, et tout ca pour une histoire. de femme !: On n'esquinte pas, pour si peu, un
ami..
- Oh! un ami, me repondit-il, une simple relation : on s'était connu à Fresnes !
Les travaux auxquels étaient astreints les prisonniers n'étaient pas bien pénibles : nous étions occupés, pendant toute la journée, à attacher des bouts
de ficelle à des bouchons de bidon !
Les heures s'éternisaient, tristes et monotones, lorsqu'un soir, après la soupe, Marius annonca : "Chouette !" on va rigoler ! L'ad ju- pette est un pays a moi. ll est brave! ll veut bien qu'on ouvre les portes des cellules et qu'on laisse la camoufle allumée dans la tôle, à condition qu'on ne fasse pas de pétard".
Obliger à se coucher à huit heures, sur la planche nue d'un cachot, un homme qui, à Paris, ne se met jamais au lit avant deux heures du matin, est le pire châtiment qu'on lui puisse infliger! Enfin, on allait pouvoir veiller! veiller en famille ! La
nouvelle fut acceuillie avec joie par tous les prisonniers; sauf par le petzouille, qui déclara qu'il dormirait a la tombée de la nuit, comme d'habitude !
"Si on organisait une soirée, suggéra le ? journaliste ?. Chiche! Chacun poussera la sienne. ?a
nous rappellera Paname ! ?
Un homme de garde, hélé par la lucarne, nous
passa, avec des litres de blanc, un paquet de chandelles. Marius qui, dans le civil, était électricien, se
chargea de régler l'eclairage. Il eut vite fait de coller une douzaine de lumignons contre le mur blan-
chi à la chaux, et qui formait le plus puissant des
projecteurs.
Devant les planches vermoulues au-dessus desquelles les sacs alignés formaient une frise du plus
bel effet, une vingtaine de spectateurs furent bien-
tôt accroupis en tailleur, et attentifs comme des titis
au poulailler... J'ai assisté à bien des spectacles; je
n'en ai jamais vu d'aussi pittoresque.
La première partie fut 'composée de "tours de
chant". Entendez que chacun vint, à son tour,
chanter la meilleure de son répertoire. Cela faisait
un peu amateur; mais c'était charmant. Après un
entr'acte o? l'on dégusta le pinard que Marius, en
barman averti, avait eu soin de mettre au frais, der-
rière les tinettes, on s'assit à nouveau pour ou?r les
artistes.
Le "journaliste",, avec cette verve, ce
bagout inimitable du camelot parisien, fit une conférence : Comment que j' me suis évadé de Fresnes.
Quel dommage que M. le Directeur de la prison de
Versailles n'ait pu entendre les confidences du conférencier!... Marius, après lui, vint dire quelques
bonnes histoires marseillaises que Doumel lui-
même ne connait pas; enfin, car on m'avait donne
la vedette, je m'accotai a mon tour contre le bas-flanc. J'avais cru devoir mettre à mon programme
quelques couplets égrillards, et je comptais qu'ils
allaient "beaucoup porter". Comme on connait mal
le public !
Mes auditeurs réclamaient des chansons d'amour ! ll me fallut sortir toutes mes vieiileries : J'ai tant
pleuré! Pardon ! Qui m'aurait dit; toutes mes romances les plus langoureuses et les plus usagées;-
mais le gros succès fut pour une chanson nouvelle :
Quand tu reviendras... C'était la lettre de l'épouse
ou de l'amante à celui dont, en désespérant, elle
espère le retour. Cela se chantait sur l'air : Le temps
des cerises.
Quand tu reviendras de la grande guerre,
Tu me trouveras comme au premier jour,
Amante et'"sincère;
Car j'aurais tenu la promesse chère
D'être toute a toi, jusqu'à ton retour,
Quand tu reviendras de la grande guerre,
J'aurai même cœur et pareil amour.
Quand tu reviendras de la grande guerre,
Que de noms aimés nous dirons tout bas,
En noire prière!
Combien sont partis en chantant naguère,
Qui, déjà tombés, dorment tout là-bas!...
Quand tu reviendras de la grande guerre,
Que d'amis charmants ne reviendront pas ?
Quand tu reviendras de la'grande guerre,
- Car tu reviendras, dis, mon cher trésor? -
(Je tremble ... et jespère ! )
En te revoyant la mine plus fière,
Le regard plus droit et le cœur plus fort,
Quand tu reviendras de la grande guerre,
Je vais, O m'amour, t'aimer plus encor !...
Je dus promettre de faire, le lendemain; vingt
copies. "Je i'enverrai à 'ma femme", murmura
Marius les larmes aux yeux. Le " journaliste",
était devenu pâle, sa voix tremblait : "Moi, me dit-
il,, je la porterai a la mome; j'y porterai, que j' te
dis.",
Quand, le lendemain matin, le sergent de garde
vint faire l'appel, it constata, stupéfait, qu'un
homme await disparu... Profitant de la complaisance
de l'adjudant et mettant en pratique les théories
qu'il nous avait si brillamment exposées, le " journaliste" s'était fait la paire !
II. Au Téléphone. - Messieurs les Régulateurs.
J'ai horreur du téléphone... Ce fut sans enthousiasme que j'allai me présenter au colonel régulateur. Le soir même, j'étais de service.
.
La grande salle d'attente dont on avait fait le
bureau de l'état-major avait la majesté d'un prétoire, avec ses larges tables recouvertes de tapis
verts et encombrées de dossiers. Je pris place devant
mon instrument et attendis, le cœur battant, le premier appel... Cependant, là-bas, sous la lumière des
abat-jour, MM. les officiers --- des jeunes gens pour
la plupart - plaisantaient bruyamment en grillant
des cigarettes, comme de simples collégiens. Près de
moi, un capitaine lisait un roman de Paul de Kock.
Je m'étais fait une tout autre idée d'un service
d'état-major. Je devais en voir bien d'autres... mais
je me suis promis de ne rien dire de ce que je vis
et entendis durant mon séjour à la régulatrice. On
m'a fait l'honneur de m'appeler, pendant la guerre,
A un poste o? la discrétion était la règle : je ne
trahirai pas la confiance que l'on a mise en mol.
Sans doute, trouvera-t-on que celle-ci allait jusqu'a
'imprudence, lorsqu'on saura que, simple soldat,
je recevais directement des communications du
G. Q. G.; que j'avais entre les mains l'ordre de
bataille, et que pendant la nuit, tandis que l'officier
de service dormait a poings fermés sur un lit dressé
au fond de la salle, j'étais chargé de répondre aux
questions les plus embarrassantes et d'assurer en
même temps la sécurité de la ville qu'essayaient, de
temps en temps, d'atteindre les zeppelins.
-- Le bon téléphoniste, me dit un soir un capitaine, est celui qui ne réveille jamais l'officier. Bonsoir !
Pourtant, l'officier devait s'arracher au sommeil
quand venait l'heure de réguler, c'est-à-dire de faire
passer des troupes d'un secteur dans un autre souvent plus dangereusement exposé. La veille d'une
attaque, combien de pauvres diables défilaient
devant nous, crottés, fourbus, mais calmes et resignés! En voyant le jeune régulateur, le calot sur
l'oreille, douillettement engoncé dans son manteau,
donner a chacun la feuille qui devait le conduire
vers quelle destination?... j'ai, mieux que personne,
compris l'ironie de ce mot terrible : c'est toujours
le tour des mêmes de se faire tuer ! Blaise, mon ami Blaise, et vous, Laurens, qui partagiez avec moi l'honneur redoutable de commander I'armée des téléphones, vous souvient-il ?
Un jour, un général inspecteur passant par là
s'étonna de voir un soldat de deuxième classe remplir des fonctions aussi délicates. J'entends encore
Ie petit discours flatteur et ironique qu'il m'adressa
et la verte semonce qu'il administra a mes chefs.
Défense fut faite aux téléphonistes de recevoir une
communication et d'y répondre. Nous devions nous
contenter d'attendre les appels et de passer I'appareil
a l'officier demandé. Je n'étais plus qu'un planton.
A présent, j'avais tout.le loisir de rêvasser et
d'écrire. Je n'y manquai point.
Sous ce titre
"Semez du blé !",
I'oeuvre, menant
une utile campagne, suppliait les
paysans de ne pas
laisser leurs terres
en friche. Beau sujet de poème! Je
l'écrivis en une
nuit. Il parut en
première page, tandis que l'Intransigeant publiait une
autre pièce, Le
Dieu allemand, ou
je m'étais inspiré
du Rhin allemand
d'Alfred de Musset:
Invoquez-le, votre Dieu allemand !...
Il n'arretera pas l'orage.
Là-bas, inexorablement,
Le flot monte... et vos cris de rage
Ne pourront retarder l'heure du chatiment !
Invoquez-1e, votre Dieu allemand !...,
Nous le vaincrons, votre Dieu allemand !
Nous luttons pour la paix du monde,
Et nous en faisons le serment
Nous étranglerons l'aigle immonde
Qui grimace au blason d'un empereur dément !
Nous le vaincrons, votre Dieu allemand !
Le poète risquait de faire du tort au chansonnier.
J'avais, par bonheur, fait connaissance a l'hopital
de Troyes d'un jeune compositeur de talent, Henri
Panella. En collaboration avec lui, je composai-une
série de chansons : Le Cafard, La Permission, Les
Trois Petits Gars, Le Tommy de ces Dames, et ces
Nouveaux Riches que Nine Pinson chanta longtemps
à l'Eldorado. Et c'est pendant les-nuits passées auprès de mes appareils que j'ai commencé d'écrire
La Jolie-Sablaise, l'opérette dont Panella devait composer la partition et qui fut créée par Rosalia Lambrecht au théâtre de Belleville avant d'etre montée
par M. Georges Costes sur les scènes municipales
de Nantes et d'Angers.
C'était trop beau... Un beau jour, la régulatrice
fut déplacée et ses services installés à deux kilomètres d'un petit village, dans des baraquements
élevés en pleine brousse.
Les jours, les mois passaient, et je désesperais
de revoir Paris, lorsque l'ordre fut donné de rapprocher de leur foyer les hommes de ma classe.
L'horizon, enfin, s'eclaircissait. C'est le cœur léger
que je débarquai un beau soir à la gare de l'Est.
Je me croyais déjà "débilisé", comme disaient les
copains. Hélas ! j'appris en arrivant à Paris que
j'etais dirigé sur le fort d'Aubervilliers oil étaient
installés les ateliers de remplissage de gaz asphyxiants
III. Une étrange usine.
Je crus, en passant le pont-levis, pénétrer dans
quelque horrible asile d'affreux malades... Les hommes que je croisais avaient les joues creuses, le
teint terreux, les yeux jaunes, les cheveux verts...
Vêtus de longues blouses brulées par les acides, ils
semblaient échappés de quelque cauchemar.
J'avais, en attendant mieux, été affecté au service de la peinture. Affublé, comme les autres, d'une
blouse de travail, j'étais, un matin, occupé dans
une baraque à peindre des obus et à les marquer de
signes cabalistiques lorsque, brusquement, un brigadier s'arrêta devant moi. Je reconnus l'excellent
comédien Alex Mandres, tout surpris de me trouver
en pareil équipage.
- Quel mauvais sort vous amène ici ? me dit-il.
Je n'ai qu'un tout petit grade, mais je veux essayer
de vous être utile. Venez, je vais vous présenter à
l'adjudant. C'est un tres brave type qui aime beaucoup les artistes.
L'adjudant R... était, en effet, l'homme le plus
sympathique qui se put rencontrer. Affable et sou-
riant, it ne ressemblait en rien ; à l'affreux juteux qu'ont connu tons ceux qui ont vécu l'abominable
vie de caserne.
- Alors, me demanda-t-il, vous êtes chansonnier,
homme de lettres, journaliste aussi, sans doute ?
Ah! je pourrais vous en apprendre, des choses...
mais venez dans ma chambre, nous y serons plus
à l'aise pour causer.
Nous bavardâmes amicalement, en fumant des
cigarettes.
Nous vivons ici, me dit l'adjudant, dans une
atmosphère infecte. Le fort est une véritable cuvette
o? l'air est saturé de gaz et chargé de poussières
des plus nocives. Savez-vous que nous recevons,
sous forme de liquide, la collongite, l'hypérite et
la vincinite dont nous remplissons les obus? L'opé-
ration, vous le pensez bien, ne va pas sans risques.
A chaque instant, et malgré qu'on leur fasse absor-
ber chaque jour de nombreux brocs de lait, des
hommes sont intoxiqués, brûlés par les poisons volatils, et parfois si gravement qu'ils en claquentl
Moi-même, j'ai été dernièrement bien malade, empoisonné, gazé, quoi! Eh bien, monsieur, je n'ai pas
droit a un malheureux petit bout de ruban. Non,
rien pour indiquer que je fais mon devoir comme
les autres, mieux peut-être... Quand je prends le_
tramway ou le métro, je m'entends traiter d'em-
busqué par les civils! Embusqué, moi ?... Mais ne
suis-je pas, ici, tout autant "exposé" que si je me
trouvais dans quelque secteur de seconde ou de
troisième ligne?... Et pendant ce temps... pendant
ce temps, monsieur, ici même, d'autres plus heureux et moins méritants...
L'adjudant avait baissé la voix
- Je vais vous dire des choses... mais entre nous,
hein ?... Vous me promettez...
Et I'adjudant R... me fit d'étranges confidences.
Je savais maintenant quels dangers couraient les
malheureux enfermés, emprisonnés là, dans des baraquements remplis d'obus et au milieu desquels se
trouvait... une poudrière! Je savais que le fort était,
la nuit, ouvert a tout venant... Je savais enfin qu'il
suffisait qu'une simple imprudence fist commise
pour que le pays environnant fût en quelques mi-
nutes couvert de gaz qui pouvaient atteindre rapi-
dement Aubervilliers, éloigné seulement de cinq ou
six cents mètres.
- Puisque vous êtes "dans les journaux", pour-
suivit mon adjudant, vous connaissez surement des
gens qui pourraient m'aider, me pistonner et obte-
nir, pour moi, cette décoration qui me ferait un si
grand plaisir?
- J'ai de bons amis a l'œuvre, repondis-je; d7s,
ce soir, je leur écrirai.
Un éclair de joie passa dans les yeux du brave
homme
L'œuvre, je l'achète tous les fours, pour lire
l'article du général Verraux. Ah! s'iI voulait s'occuper de moi, celui-là!... Mais, j'y songe, it vaudrait
mieux que'vous passiez vous-même au journal. Rentrez vite chez vous, et dès demain allez voir vos
amis. Soyez sans inquiétude c'est moi qui fais
l'appel...
Le brave type, en m'offrant l'occasion de lui ren-
dre service, venait de me fournir le sujet d'un article sensationnel. Je l'écrivis le soir même. Le lendemain, après avoir fait la grasse matinée, j,'allai
trouver a I'œuvre mon vieil ami Edmond Hue qui
était alors secrétaire de la rédaction.
Excellent papier, me dit-il; je vais immédia-
tement le passer à Verraux.. Consolez votre adju-
dant. Il aura sa décoration. Mais vous avez une
triste mine, mon pauvre vieux! ajouta'mon ami en
me devisageant. Qu'est-ce que vous fichez la-bas?
Vous allez y laisser votre peau, c'est sûr!... Je veux
vous tirer de la. Que penseriez-vous d'une bonne
petite place de censeur à la Bourse?... Le commandant Nusillard, chef du Bureau de la Presse, avec
qui j'ai diné hier soir, m'a confié qu'iI lui fallait
immédiatement trouver un homme remplissant les
conditions requises pour remplacer un de ses col-
laborateurs que Clemenceau vient de mettre a pied.
Le malheureux avait laissé passer une information
jugée dangereuse. On l'a renvoyé à l'Ecole Militaire.
La place est a prendre et... A garder. Je vais, sans
-plus attendre, faire le nécessaire. Dans huit jours,
Vous aurez.quitté votre usine.
J'avais le sourire quand, le lendemain, je me retrouvai devant mes obus, le pinceau entre les doigts.
Je savais que la plaisanterie n'allait pas durer longtemps,, et je ne songeais plus qu'à m'amuser de
l'aventure.
Deux jours après, j'étais nommé censeur.
IV. Chez Dame Anastasie. - Mon premier échoppage.
- Le meilleur moyen d'apprendre à nager, me dit
Ie commandant Nusillard, c'est de se jeter à l'eau.
Il est d'usage, ici , de confier la lecture des journaux
les plus "empoisonnants"
aux nouveaux venus. Vous
lirez ce soir le Populaire,
l' Œuvre et l'Humanité: Et
prenez garde qu'une ligne
dangereuse ne vous échappe : vous redeviendrez
trouffion comme devant.
Clémenceau, vous le savez,
ne badine pas
Le commandant me présenta a mes collègues et à
mon chef d'équipe le
capitaine Ernest Pezet, aujourd'hui député. Je n'étais
pas plus tôt assis devant
mon bureau qu'un planton
m'apporta les morasses de
l'œuvre... Juste ciel ! Le
premier article, qui me
tomba sous les yeux portait, en lettres grasses, ce
titre impressionnant: "Les
gaz asphyxiants aux portes
de Paris !" J'ernpoigna mon crayon bleu et, dun
trait vigoureux, je biffai ces lignes indiscrètes qui risquaient de jeter la panique dans un des plus
importants quartiers de Paris. Héroïque et... prudent, je m'étais censuré moi-même.
J'ai conservé de mon passage au Bureau de la
Presse le meilleur souvenir. II est doux, quand on
est reste près de quatre années ' sous le harnais,
de se retrouver les coudées libres, dans un veston
de bonne coupe, au milieu d'aimables gens dont
plusieurs, hier encore, etaient vos superieurs et qui
veulent bien ne pas s'en souvenir.
J'ai connu a la Censure nombre d'ecrivains repu-
tes Andre Barde, Robert Dieudonne, Paul Gsell,
Paul Giafferi, Paul Reboux, Jean Robiquet, Pierre
de Fouquières, directeur du Protocole; Gabriel Si-
gnoret, qui remplissait les delicates fonctions de
telephoniste, et j'avais l'honneur de compter parmi
les camarades de mon equipe le doyen des censeurs,
un vieux journaliste : le charmant pere Albin.
Le metier, si absorbant qu'il fut, me laissait pour-
tant des loisirs. J'ai retrouve dans mes papiers cette
Ballade du pauvre censeur, rimee entre deux echoppages
:
Tous les jours, s'armant de courage,
Il lui faut,, au cinquième étage,
Monter sans prendre l'ascenseur,
Le pauv' censeur !
Parmi le flot des paperasses,
Le voici devant ses morasses,
Dans !'attitude du Penseur,
Le pauv' censeur!
Peut-on laisser engueuler Chose ?
Couvrir de fleurs Machin ?... La chose
Est délicate, et rêvasseur
Est l' pauv' censeur !
Ah ! Dieu ! quelle besogne ingrate!
II biffe, il rogne, il coupe, il gratte...
Malgre lui, -de torts redresseur,
Le pauv' censeur !
Au téléphone, en vain, il crie
:
Allô! Allô ! je vous en prie ?
Rien sur le "rouleau compresseur" !
Brave censeur !
Herve le hait, Daudet l'ereinte,
Tailhade le met en complainte,
Tery-le traite de farceur !
Pauvre censeur !
ENVOI
:
Prince de la jungle, vieux Tigre,
Tandis que chacun le denigre,
Par pitie, traite avec douceur
Le pauv' censeur !
J'ai griffonné sur le
papier du Bureau de la
Presse bien d'autres couplets qui furent chantes
par Nine Pinson, Fauvette, Suzanne Desgraves, Camille Stefani, etc. : La Grippe espagnole, La
Barbe à la mode, La Valse des Poilus, Un soir de
gothas, chanson écrite
pendant une nuit de
bombardement, et cette
Veritable Histoire de Nénette et Rintintin, qui-
parut dans les Annales
politiques et littéraires (23 juin 1918) et que
tout Paris chanta
(AIR : Elle le suivait.)
...Mais' v'la qu'au coin d'un nuage,
Ils apercoiv'nt soudain
Un Boch' qui, d'un virage,
S'am'nait sur eux grand train.
Tous deux penser'nt :
Pour sûr, il nous a vus,
?
a y est : on est foutus !...
Mais Rintintin disait : Ben c'est l' destin
On va mourir ensembl' dis ma' Nénette?
Et la Nénett' répondait : ?a fait rien...
On "mourira" tous deux, pas, mon Tintin ?
Derrièr' ses gross's lunettes,
Roulant d'affreux calots,
L' Boche allait, la sal' bête !
Les tuer, les pauv's loupiots,
Lorsque I' gamin lui cria : ? Hé! fourneau !
Acré ! V'la Clemenceau !..
La-d'ssus v'la l'Boch' qui r'tourne son machin,
Sans prendre t'temps d' fair' du mal a Nenette;
Et v'la l' grand lache' qui fill' comme un lapin,
Sans pouvoir tuer Nenette et Rintintin.
Bientôt - car tout s' repete -
On connut c't' histoire-la
Qu' Rintintin et Nenette
Faisaient peur aux Gothas...
C'est d'puis c' temps-ta qu' les femm's, pour
[parer l' coup,
Les portent a leur cou !
Allons, mesdam's, qui n'a pas son pantin,
Son p'tit fetich' son Tintin, sa Nénette ?
?a s' fait en laine, en coton, en satin.
Qui qui n'a pas Nénette et Rintintin ?...
Cependant, M. Georges Lecomte, président de la
Société des Gens de Lettres, s'indignait de voir les
Parisiennes arborer a leur corsage l'innocent féti-
che. Sa mercuriale me parut ridicule. J'y repondis
par ces petits vers que publia la Vérité
Pleurez, gentille midinette!
Désolez-vous, mignon trottinl
Monsieur Lecomte - on le regrette -
Monsieur Lecomt' n'aim' pas Nénette et Rintintin !
Il trouve Nénette frivole;
Declare Tintin libertin,
Et leur bonne humeur le désole...
Monsieur Lecomt' n'aim' pas Nénette et Rintintin!
Quand, là-bas, mais d'autre manière,
On bataitle soir et matin,
C'est aux joujoux qu'il fait la guerre,
Monsieur Lecomt' n'aim' pas Nénette et Rintintin!
Adieu, fétichel Adieu, mascottel
Adieu, porte-veine enfantin
Que Fonck attachait sur sa cotte !
Monsieur Lecomt' n'aim' pas Nénette et Rintintin!
C'est bien mal connaitre Gavroche,
N'est-ce pas crâne, cré mâtin !
De faire ainsi la nique au Boche ?
Monsieur Lecomt' n'aim' pas Nénette et Rintintin!
ENVOI
Prince des aveugles, vieux sage,
Du Brébant au Napolitain,
Vois-tu pas, à chaque corsage,
Rire de toi Nénette et Rintintin ?...
V. Où le "Valselentier" embouche une autre trompette
L'armistice venait d'etre signé. Mille chansons,
mille poèmes s'envolaient de tous côtés, qui chan-
taient la gloire des héros, de ceux qui passaient la
poitrine constellée de décorations et devant lesquels
la foule émue s'inclinait... Et les autres? pensais-je,
les autres? Ceux dont la vareuse minable n'est decorée que de tâches de boue et parfois de taches de
sang?... Je ne saurais rien changer, aujourd'hui, A
ce poème : Les Héros sans gloire, que Paul Gerbault,
de la Comédie-Francaise, disait magistralement
:
Ceux que l'on voit dans chaque rue,
De mille rubans chamarres,
Du moins se savent honores.,
Admires par la foule emue;
Mais fen sais plus d'un qui chemine
Sans le moindre insigne accroche,
A moins qu'il ne fait arrache
Pour le cacher sur sa poitrine...
Et j'admire votre. fierté,
Humbles héros que l'on ignore,
Braves gens dont rien ne décore,
L'uniforme déchiqueté;
Deshérités de la Victoire,
Simples soldats, simples poilus,
Qui passez beaux et meconnus,
Sans galons, sans croix et sans gloire !..
Lucien Boyer venait de lancer sa Madelon de la
Victoire. II m'apparut que celle-ci risquait de ridi-
culiser la première : l'aimable Madelon de L. Bousquet et C. Robert. Je songeai que d'autres femmes
avaient fait leur devoir plus simplement, plus courageusement aussi, et j'envoyai à Max Viterbo, qui
était alors critique du music-hall à Comœdia, ces
strophes qu'il eut le courage de publier
:
Elle en a cell'-la, de la chance !
On la chante sur tons les tons
Sur de grands airs, dans des romances,
Et meme en vers de mirliton...
Nous autres, on n'a pas d'histoire;
Et pourtant, c'est nous, apres tout,'
Les "Madelon de la Victoire"
Qu'ont permis d' tenir jusqu'au bout.
Pendant que la-bas... a l'arrière !
En chantant avec les Poilus,
Madelon remplissait leur verre,
En répétant : ? On les a eus !"
Nous autr's on ne s'amusait guère;
Et c'était pas avec "du bon "
Qu'on arrosait la bell' croix d' guerre
Que venait de gagner l' fiston...
O vous, rimeurs dont le lyrisme
Facile et maladroit, parfois,
Verse a présent, "quelque hero?sme"
Au cœur des candidats bourgeois,
Ayez moins ingrate mémoire,
Et dans vos refrains, vos flonflons,
Donnez au moins, un peu de gloire,
Aux cousin's pauvr's de Madelon !
VI. Chants de deuil et chants d'espoir.
La France voulait glorifier le courage de ses fils,
en portant sous l'Arc de Triomphe la dépouille du
Soldat inconnu.
J'allai trouver Paul Franck, qui dirigeait alors
l'Olympia, et lui proposai d'introduire dans son programme, le jour de la translation, l'Hymne au Soldat inconnu, que je venais d'écrire sur une musique
de René Mercier, et que deux excellents artistes
Mlle Sylvie Myrval, de l'Opéra-Comique, et M. Louis
Lynel, avaient accepté d'interpréter. Je fis la même
démarche auprès de M. Paul Derval, directeur des
Folies-Bergère.
L'œuvre fut chantée en matinée et en soirée dans
les-deux établissements. Et le contraste fut émouvant, lorsqu'un rideau noir tombant au milieu du
spectacle joyeux et léger, l'hymne s'éleva grave et
sévère, rappelant à la foule oublieuse que des mil-
hers d'hommes avaient donné leur vie pour payer
son insouciance et assurer sa tranquillité.
Il semblait que, maintenant, les plus beaux rêves
allaient être réalisés. Gustave Tery voyait déjà flotter sur I'univers le drapeau bleu dont it voulait faire
le symbole de la paix, et it avait eu l'idée d'organi-
ser, avec l'aide de la société Proudhon, un grand
concours pour faire choix d'un chant de paix qui
devait remplacer la Marseillaise guerrière.
Le temps passait et le directeur de l'œuvre constatait tristement que les poètes mettaient peu d'empressement à répondre a son appel.
- Venez à notre aide, me dit un jour le rédac
teur en chef. Faites-nous quelque chose qui vaille
d'être chanté.
J'ai les contours en horreur! Mais il s'agissait
d'obliger des amis. J'écrivis les paroles et la musique
d'un Chant des Peuples, que Louis Billaut harmonisa en hâte. Il fut interprété par Nucelly, de
l'Opéra, à la grande matinée qui eut lieu au Trocadéro, et couronne en même temps qu'un hymne de
Maurice Boukay et une marche de Christiné.
Les chants primés devaient être diffusés par
T. S. F. quelques jours après, et it avait été convenu
qu'un baryton célèbre interpréterait ma chanson.
La malchance qui, toute ma vie, m'a poursuivi, fit
que l'artiste fut, ce jour-là, retenu 'par un cachet'
important. Ce ne fut qu'a la dernière minute que
nous connimes sa défection. Que faire? On me sup-
plia de chanter à sa place. L'entreprise etait témeraire; mais le microphone est un merveilleux instrument. Grâce à l'amplificateur, le plus léger trial
peut faire "la pige" a tous les ténors toulousains...
Et voilà comment un chansonnier aphone rempla?a
un jour, sans dommage, un des plus réputés
chanteurs de l'Opéra.